LETTRE XLI

MADAME DE BLAMONT A VALCOUR.

Vertfeuille, le 5 décembre.
Qí je ne savais pas que Déterville vous a tout appris,j'attendrais à vous voir, pour épancher mon coeur dans le vôtre... Que dites-vous d'abord de cette ruse infâme qui a pensé nous enlever Aline?... Le traître, comme il m'abusait!... comme il me joue sans cesse! Oh! mon ami, combien nous devons nous observer plus que jamais! Cessons de penser à ces horreurs... Il faut que je voie majntenant les choses de près. J'en raisonnerai mieux ensuite avec vous.

Eh bjen! cette nouvelle fille... elle vous a donc plu? O mon cher Valcour, elle ne m'a pas rendue aussi heureuse que je l'aurais imaginé. Beaucoup plus d'esprit que de sentjment, beaucoup plus de vanité que de sagesse, un amour excessif pour son mari, j'en conviens, des choses au-delà de la force humaine pour se conserver pure á lui... Mais pourquoi faut-il que tout cela soit l'ouvrage de l'orgueil? pourquoi n'ai-je rien trouvé quand j'ai voulu sonder ce coeur? et pourquoi me faut-il désespérer même de voir jamais naître en elle les qualités que je n'y al pas trouvées? O mon ami, celle qui érige l'insensibilité en systéme, l'athéisme en principe, l'indifférence en raisonnement... pourra peut-être ne se livrer à aucun écart, mais ji n'en jaillira jamais une vertu... et si la raison de cette cruelle filíe cède á l'exemple... au feu des passions... quel précipice alon est ouvert sous ses pas! Comme on est près de faire le mal, quand on ne sent aucun charme à faire le bien! Les égarements de l'esprit sont bien moins dangereux que ceux du coeur, l'âge qui calme les uns aggrave presque toujours les autres.

Dès que les revers n'ont pu former l'âme de cette jeune personne, ji est à craindre qu'ils ne la rendent méchante; et ces richesses dont elle va jouir finiront par achever de la corrompre... Mais parlons de vous, mon ami... Enfin je me rapproche... Voici ma dernière lettre de Vertfeuille. En quel état vais-je trouver tout ce qui nous intéresse?... Quel parti vais-je prendre vis-à-vis de mon mari? Aprés cette nouvelle horreur, s'il manoeuvre sourdement encore, comment le deviner? comment l'entraver ou le rompre? Quoi qu'il en soit, je vous verrai... ici ou là; il faut que je vous embrasse. Dites à Léonore que je serai sans faute à Paris le 10, je veux la voir encore avant qu'elle ne parte; je les recevrai comme des gens qui ont passé par hasard à ma terre, en revenant de leurs aventures. L'histoire de leur arrêt chez moi a trop fait de bruit pour que je puisse m'empècher d'en convenir; la seule chose à cacher est qu'elle est ma fille, et je vous réponds qu'on ne le verra point à mon coeur... Nous en avons bien pleuré, votre Mine et moi; tout ce qui n'est pas tendre et délicat comme elle lui paraît si gigantesque... Cependant elle aime Léonore; cet héroïsme de fidélité conjugale est un mérite qui l'enchante : elle dit qu'avec cette vertu-là, on peut acquérir toutes les autres... Et vous êtes bien aise qu'elle ait dit cela, n'est-ce pas, Valcour? Voilà pourquoi je vous le répète... Ah! comme je l'adore, et comme elle me dédommage! Tantôt mon coeur se livre à l'orgueil, quand je considère celle-ci... tantôt il s'humilie quand je vois tous les défauts de celle-là... Ah! c'est une permission du ciel! je me serais crue trop fière si j'avais eu deux enfants comme Aline! Il a voulu diminuer mon triompne de l'une, mais il a redoublé mon amour pour l'autre... Elle sera pour vous, celle que j'aime, c'est le plus beau présent que je puisse faire à mon ami, c'est le plus doux lien qui puisse m'enchaîner à lui; adieu, méritez-la, aimez-vous et ne m 'écrivez plus á la campagne.

                                                   Marquis de Sade
                                                      (Donatien-Alphonse-François)

                               (Aline et Valcour ou Le roman philosophique)